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La boîte à histoires

Publié le 10/10/2023

La boîte à histoires

Toute petite, j’avais l’habitude de me raconter des histoires, d’imaginer d’autres vies, proches ou lointaines de la mienne, et surtout, de les interpréter. Je disais les dialogues à voix haute, je jouais les différents rôles comme sur une scène de théâtre. C’était une pièce dont j’étais à la fois l’unique actrice, le metteur en scène et le public. Je me plongeais corps et âme dans ces histoires, j’en oubliais parfois l’heure du goûter.

D’où cela venait-il ? Quand cela a-t-il commencé ? Mon plus ancien souvenir à ce sujet me ramène au chemin de l’école primaire. J’habitais en banlieue, à Chatenay-Malabry. En ce temps-là, les enfants rentraient à pied de l’école, seuls, et personne ne s’en offusquait. Pourtant, l’école était assez loin de chez moi. Enfin, en tout cas c’est ce qu’il me semblait à l’époque. J’ai vérifié sur GoogleMap et apparemment c’est à quinze minutes à pied. Mais j’avais cinq-six ans seulement, et quand même, je ne crois pas que j’aurais laissé mes enfants rentrer seuls sur une si longue distance à cet âge.

Peut-être que j’avais tout de même un peu peur sur ce long chemin. J’empruntais notamment un petit raccourci très peu fréquenté. La route n’était même pas goudronnée à cet endroit-là. Alors pour me donner du courage, ou pour oublier mes craintes, je racontais à voix haute des histoires, tout le long du chemin. Je rejouais aussi des scènes de la journée, défaisant et refaisant le film, imaginant d’autres réparties, des répliques cinglantes qui auraient définitivement cloué le bec à mes camarades moqueurs. Ou à la maîtresse. J’ai pris cette habitude et je l’ai gardé pendant longtemps.

J’adorais les contes de fée, j’en lisais énormément. J’avais notamment un beau livre avec une couverture en tissu, bleu gris et des dessins mystérieux, des contes de Grimm. Je me plongeais dans ces histoires mystérieuses, parfois inquiétantes, heureusement finissant bien. Ce livre m’avait été offert pour mes 7 ans, « l’âge de raison ». Je l’ai toujours d’ailleurs. J’ai toute une collection de livres de contes, de tous les pays. Cela m’inspirait beaucoup pour mes propres histoires. Le problème au passage, c’est que j’ai un peu trop cru à la fameuse phrase « ils vécurent heureux et ils eurent beaucoup d’enfants » qui clôt la plupart des contes, ça ne m’a pas armée pour affronter la dure réalité de la vie de couple. Cela dit, il y a une histoire qui est la suite de la Belle au bois dormant, et où ça ne se passe pas si bien que ça… Mais je n’y ai pas vraiment pris garde.

Plus tard, nous avons déménagé dans une maison de construction récente, j’étais plus grande, j’allais au collège et le chemin était moins long et plus fréquenté. Je le faisais souvent avec des camarades. Alors pas question de me raconter mes histoires à voix haute dans ce contexte.

Mais j’avais trouvé un lieu idéal pour me les raconter : les toilettes. Je m’y sentais isolée du reste du monde, en sécurité, inaccessible. J’y déclamais mes dialogues, souvent enflammés. En ce temps-là, les cloisons étaient déjà minces et toute la famille entendait, et s’en amusait, mais sans pour autant écouter. Enfin je crois, mais finalement je n’en sais rien.

Devenue jeune adulte, je me suis méfiée de la rue et des toilettes comme espace sécurisé pour jouer mes histoires à voix haute, et j’ai trouvé un nouvel endroit : ma voiture. Là, personne ne m’entendait. Dans les embouteillages, pour faire passer le temps, je me refaisais ma journée, en mieux. Ou bien je m’imaginais être une actrice, ou un grand médecin, passer à la télévision, rencontrer Mick Jagger, bref des tas d’aventures exaltantes. J’ai dû percevoir par moment quelques regards étonnés d’automobilistes, mais c’est rare que l’on croise deux fois les mêmes et je m’en accommodais.

Bien sûr, quand j’étais absolument seule chez moi, je continuais, et là, j’étais vraiment tranquille, je m’en donnais à cœur joie. Je fais pas mal de mouvements quand je parle, et donc j’occupais de l’espace, sonore et géographique.
Je ne suis pour autant pas actrice, au sens classique du terme. Je n’aime pas jouer des rôles écrits par d’autres. Pendant mes études, j’ai participé au club théâtre de mon école, mais sans grande conviction. C’était plutôt pour être avec certaines personnes que par goût du jeu. Heureusement, le responsable du club, un élève de 4ème année, intellectuel de haut vol, qui préférait les idées à la vraie vie, concrète, a fait en sorte que ce travail au club théâtre n’aboutisse en aucune manière à jouer une pièce devant du public. Moi, ça m’allait, mais ça n’a pas plu aux autres participants. L’année d’après, il a quitté l’école, et moi le club théâtre.

Je me suis comme cela construit une vie en parallèle, plusieurs vies d’ailleurs. Parfois c’était totalement loufoque, irréaliste, mais d’autres fois c’étaient comme des essais, des répétitions, pour me préparer à la vie. J’imaginais des choses horribles mais possibles (la mort de mon amoureux par exemple), et j’affrontais les différentes réactions, différentes situations. Cela me permettait de réaliser que je l’aimais, puisque j’étais triste de sa mort. Bon j’avoue c’est un peu curieux. J’ai lu quelque part que le cerveau ne fait pas la différence entre l’imaginaire et la réalité. Sans le savoir, je me préparais à toutes les éventualités (celle-là ne s’est pas produite, enfin pas encore).

Ce n’est pas un comportement dont j’avais honte, ou qui me paraissait anormal, mais c’était quelque chose qui touchait au domaine de l’intime, et donc que je ne partageais pas avec les autres. J’avais confusément le sentiment que tout le monde faisait la même chose. Il faut dire que ma grand-mère aussi parlait toute seule (elle était veuve depuis l’âge de quarante-six ans, et vivait dans une grande solitude, à part ses deux filles et ses petits-enfants elle ne voyait personne), mais elle passait pour une excentrique dans la famille. Donc pour moi, c’était un comportement classique, je n’étais pas la seule, et en même temps, je voyais bien quand même que ce n’était pas tout à fait « normal », en tout cas, qu’il ne fallait pas « le faire en public ». 

Puis, j’ai eu des enfants, et je n’ai plus vraiment eu le loisir de me raconter des histoires. Ma vie me prenait tout mon temps. Je ne vous fais pas un topo sur la double journée des femmes. Le point positif c’est que je pouvais lire des histoires à mes enfants, mais, grande frustration, ils n’ont jamais aimé celles tirées de mon grand livre des contes de Grimm. J’ai quand même continué de ci de là, en voiture quand j’étais seule (c’est-à-dire très rarement) à me raconter des histoires à voix haute.

Un jour, je m’en suis ouverte à l’homme qui partageait ma vie. Dans un moment d’égarement, j’ai cru que son amour lui permettrait de comprendre. Je lui ai avoué que je parlais toute seule. Il m’a regardé avec une telle surprise, que là, je pris pour la première fois la mesure de l’étrangeté de ce comportement. Ça m’a quand même fait pas mal réfléchir. Je crois que j’ai craint de perdre son amour. Je me suis dit que ce n’était pas sérieux, qu’il fallait grandir. J’ai cessé, non pas de me raconter des histoires, mais de les jouer à voix haute. D’ailleurs ma vie commençait à prendre une tournure intéressante, et je passais finalement pas mal de temps à la vivre.

Cette prise de conscience s’est faite au début des années 2000, je n’avais pas loin de quarante ans.

C’est à cette époque que j’ai eu mon premier téléphone portable. C’était marrant, toute une aventure ! Ce n’était pas encore très répandu.

Je me souviens d’une histoire qui se racontait à l’époque. Je ne sais si elle est vraie. C’est un homme, un Italien, qui est dans un car, qui fait un long parcours, entre Milan et Rome. Il parle au téléphone, il est le seul dans le car à en avoir un. Il parle fort, à l’italienne. Il a plusieurs conversations sur ce mode, ce qui énerve un peu les autres passagers. Au cours du trajet, une femme enceinte se sent mal. Elle commence à avoir des contractions. Alors les passagers se tournent vers lui pour lui demander d’appeler une ambulance ! Et là, il doit lamentablement avouer que son téléphone est un faux… Quelle honte ! Je ne sais pas comment il a pu supporter les regards des autres.

Les téléphones se sont démocratisés, c’est le moins qu’on puisse dire, et sophistiqués. Aujourd’hui, qui n’a pas de téléphone ? Ne pas avoir de téléphone est plutôt un choix philosophique qu’un choix économique.

La rue a changé. Les trains ont changé, les restaurants ont changé. Je remarque qu’il y a autour de moi de plus en plus de gens qui parlent tout seuls.

Bien sûr, ils collent leur téléphone à leur oreille, pour faire croire qu’ils ont un interlocuteur. D’ailleurs maintenant, ils ont simplement des écouteurs et un discret petit micro. Certains se font même greffer une excroissance sur l’oreille et tout ce beau monde se promène dans la rue, chacun parlant tout seul. Dans le train aussi, dans les restaurants et fort en plus.

Ce phénomène est allé en augmentant. Dans les voitures aussi les gens parlent seuls. Ce comportement est devenu tout à fait banal.

Il m’arrive, souvent à mon oreille défendante, d’entendre les histoires que les gens se racontent. Ce sont des dialogues, comme dans mon enfance, en revanche ils ne font qu’une partie du dialogue ! C’est étonnant.

 Cela perd de la saveur. Je ne comprends pas pourquoi ils ne font pas les différentes parties. Je trouve que la plupart manquent de talent, en tout cas ils font toujours le même personnage.

Ce qui est encore plus surprenant, c’est que parfois, ils sont deux ou plus au restaurant et chacun parle à voix haute dans son appareil, mais pas entre eux. En tout cas ils ne se regardent pas et leurs dialogues tronqués ne se raccordent pas.

Mon amoureux également a succombé à cette étrange manie. Souvent quand je rentre le soir chez nous, je le trouve en train de parler seul, à voix haute, très haute même parfois. J’ai beau le regarder avec des yeux effarés il continue.

Cela dit, c’est une aubaine pour moi. J’ai pu reprendre tranquillement mes habitudes de jeunesse. Quand je suis dans la rue, je prends soin de mettre des petits tubes blancs dans mes oreilles pour passer inaperçue, mais dans la voiture, pas besoin. Plus personne ne me regarde avec stupéfaction.

Plus personne ne me regarde du tout d’ailleurs.

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